Au fil de mon parcours professionnel, j’ai développé une prédilection pour les expositions monographiques, plus propices à immerger le visiteur dans l’univers d’un artiste. Cette préférence m’a conduit à tisser des compagnonnages au long cours avec des artistes dont j’aime à la fois le travail et la démarche. D’expositions monographiques en commandes pour des espaces spécifiques, j’ai noué avec eux des relations de travail singulières, des duos créatifs commissaire-artiste. Cette manière de concevoir des expositions, en connivence profonde avec un artiste, est la forme de commissariat que je défends aujourd’hui.
J’ai commencé comme chargé de production artistique au lieu unique, Scène Nationale de Nantes, où j’ai ensuite occupé le poste de responsable de la programmation artistique au département Arts Plastiques. C’est dans ce contexte que j’ai conçu ma première exposition en tant que commissaire aux côtés de Virginie Pringuet, fondatrice d’AtlasMuseum.
Intitulée Contact, cette exposition rassemblait des artistes dont la matière première est la rencontre avec autrui. C’était aussi pour moi l’occasion d’une première collaboration avec l’artiste et cinéaste Agnès Varda que j’ai eu la chance, par la suite, d’accompagner sur plusieurs créations.
Contact - Le Lieu Unique, Nantes
Rencontre avec un territoire, échange avec autrui, échange de pratiques et de médiums, bref, la rencontre et l’échange comme matières premières, matrice de l’œuvre : telle est la perspective proposée par l’exposition Contact.
Ouvrir des «zones de contact», c’est révéler les tensions et frictions ainsi que les authentiques moments de rencontre dans la vie quotidienne.
La vie de tous les jours abonde en gestes et en façons de faire révélateurs de nos valeurs. Ce sont ces gestes, ces idéologies du quotidien que nombre d’artistes traquent aujourd’hui. Tel un archéologue du présent, l’artiste puise dans le réel, en extrait une partie et la livre au regard et à la compréhension, transformée par une intervention artistique, intuitive ou élaborée.
Ces artistes choisissent d’interroger la vie en direct et construisent leurs actions -objets, événements, installations, photos, vidéos en se nourrissant de rencontres, qu’elles soient fortuites ou bien totalement orchestrées.
Ces actions impliquent un fort engagement personnel, voire intime de la part des artistes qui les mettent en œuvre : ils sont en prise directe avec le réel. C’est de cet engagement de l’artiste dans la société dont CONTACT veut rendre compte en proposant différentes interprétations de ces «zones de contact» dans l’espace d’exposition.
Il y a eu ensuite, après la création d’une de ses œuvres lors de la première édition d’Estuaire, l’exposition personnelle à caractère rétrospectif de l’autrichien Erwin Wurm (2008) étendue sur deux vastes lieux : le Hangar à Bananes et le lieu unique à Nantes.
Erwin Wurm, Rétrospective - Le lieu unique et la HAB Galerie, nantes
Après Hambourg et Lyon, Nantes accueille une grande exposition rétrospective présentée en 2006 au MUMOK, Musée d’art moderne et contemporain de Vienne. À travers un choix de plus de 200 œuvres, des premières pièces à ses sculptures monumentales, en passant par les jubilatoires One Minute Sculptures, l’exposition offre un panorama incomparable sur l’œuvre de cet artiste majeur de la création contemporaine. Elle est aussi l’occasion de découvrir les toutes dernières créations de l’artiste, Mind Bubbles, Hamlet, Anger Bumps et Fountain, exposées pour la première fois en France. Arrivé, “par hasard“ avoue-t-il, à la sculpture, Erwin Wurm aime défier les règles et les habitudes de la pratique. Tout en utilisant la vidéo, le dessin, la photographie, l’œuvre d’Erwin Wurm s’inscrit résolument dans le champ des questionnements de la sculpture. Imprégné, dès ses études à Vienne, par les démarches des artistes Fluxus, son œuvre conserve cette inspiration qui invite à chercher l’art dans le mouvement même de la vie. Chaque objet qui l’entoure peut lui être utile et son travail s’attache à tout ce qui participe à l’identité humaine : le physique, le spirituel, le psychologique et le politique. Empreinte d’un humour qu’on pourrait qualifier de dramatique, son œuvre fait basculer des moments ordinaires dans un univers absurde, comme en témoignent par exemple les One Minute Sculptures réappropriables par chacun : avec une balle de tennis, une chaise, un seau comme accessoires, le volontaire est invité à respecter un protocole gestuel et à tenir la pose pendant une minute. Obsédé par la capacité de l’homme à se transformer “sculpturalement“, il applique ces caractères physiques, maigreur ou obésité, aux signes extérieurs de statut social que sont la maison ou la voiture. Son œuvre démontre en quoi les normes philosophiques ou sociopolitiques de nos sociétés aussi bien que l’aspect compulsif de sa réalité consumériste déforment le corps et l’esprit des hommes et des objets. Car les objets comme les hommes sont soumis aux forces de la pensée.
En 2013, l’exposition Suite d’éclats du peintre d’origine suisse Felice Varini a été le fruit d’une collaboration particulièrement complice qui continue encore aujourd’hui. Elle consistait à proposer à l’artiste une architecture intérieure labyrinthique lui permettant de « rejouer » des œuvres qui ont particulièrement compté dans son parcours, des premières au fusain de 1979 à ses multiples œuvres peintes, en passant par sa pratique photographique. L’envie de redonner à voir cette exposition, qui a connu un très grand succès public, dans d’autres lieux ne nous quitte plus !
Felice Varini, Suite d'éclats - HAB Galerie, Nantes
Felice Varini développe un art de l’in situ, il agit en sa qualité d’artiste sur la réalité physique d’un paysage, d’une architecture. Dès ses débuts, il s’est affranchi du cadre de la peinture pour la développer dans l’espace. Paradoxalement, il met à jour le caractère fondamentalement bidimensionnel de la peinture puisque vue d’un point très précis, les fragments peints dans l’espace s’assemblent pour former une géométrie parfaite qui s’impose au regard. En dehors de ce point de vue, c’est l’éclatement de la figure, les volumes de l’espace reprennent le dessus.
Proposer ce type d’exposition à Felice Varini, c’est donc lui proposer une architecture qui lui permette de « rejouer » des œuvres qui ont particulièrement compté dans son parcours, agencer la HAB Galerie en autant d’espaces que d’œuvres. Des premières de 1979 à celles qu’il a développées tout récemment, de ses œuvres peintes à son travail photographique ou au fusain, l’exposition prend la forme d’un parcours labyrinthique dans l’œuvre de l’artiste. « Suite d’éclats » en est l’image : une appréhension autant physique que mentale des points de rencontre entre l’espace, la forme et la couleur.
Cette complicité, ce compagnonnage revendiqué, étaient largement visibles dans les expositions personnelles consacrées à l’artiste d’origine chinoise Huang Yong Ping (2014) au vidéaste Ange Leccia (2016), et au premier solo show en intérieur du Japonais Tatzu Nishi (2015), toujours à la HAB Galerie dans le cadre du Voyage à Nantes.
HUANG YONG PING, La Mue - HAB Galerie, Nantes
Vingt-cinq ans après Les Magiciens de la Terre, exposition culte qui révéla l’artiste chinois au monde occidental, l’exposition de la HAB Galerie est conçue comme un parcours physique et mental dans l’œuvre foisonnante de Huang Yong Ping. Tirant le fil du spectaculaire Serpent d’océan créé sur une plage de Saint-Brevin, l’exposition explore les thèmes universels qui ont toujours émaillé le travail de l’artiste : les grands mythes, les stratégies du pouvoir, les capacités créatrices et destructrices de l’homme. À travers une sélection d’œuvres, pour certaines jamais présentées en France, l’exposition exprime la liberté de pensée de cet artiste majeur qui, pour l’occasion, produit une nouvelle pièce impressionnante.
Huang Yong Ping n’a de cesse de jongler entre mythes orientaux et occidentaux pour mieux révéler la crise totale qui ébranle le monde. Usant de l’animalité de manière récurrente, c’est pourtant à l’humanité qu’il s’adresse. Les œuvres de l’exposition reflètent en toile de fond le marasme écologique actuel et s’attaquent aux formes de pouvoir concourant au déséquilibre mondial.
La conception de la grande exposition monographique du Suisse Roman Signer, présentée à la HAB Galerie de Nantes en 2012, m’a conduit à me déplacer plusieurs fois dans la région d’Appenzell, sur les lieux où l’artiste conduit ses expériences. C’est dans ce contexte qu’est née une grande amitié artistique avec cet artiste qui en a inspiré tant d’autres des générations suivantes.
Roman Signer, Mon voyage à Nantes - HAB Galerie, Nantes
Né à Appenzell, Roman Signer est aujourd’hui considéré comme un des plus importants artistes de Suisse, où il vit toujours. Le courant des torrents de montagne, la fluidité du sable, la lumière à travers les futaies, le recouvrement de toutes choses par la neige, la légèreté de l’hélium, la résistance de la glace, l’attraction terrestre, sont autant de terrains d’expérimentation pour Roman Signer. Il soumet à ces manifestations de la nature des objets simples, boîtes, tables, chaises, bottes, ainsi que des artifices et explosifs qu’il intègre à de petits protocoles qu’il documente ensuite au travers de photos ou de films. Ses multiples expérimentations sont autant de nourritures intellectuelles qu’il va intégrer dans ses sculptures.
Tout est intimement lié dans le travail de Roman Signer. Si elle est statique, une sculpture laisse imaginer le mouvement qui l’a vu naître ou celui qu’elle peut provoquer. Ses actions, performances publiques où il se met lui-même en scène, laissent tout à la fois voir le processus de l’œuvre que l’œuvre elle-même.
L’exposition propose une large vue d’ensemble sur le travail de Roman Signer. Elle s’appuie sur des œuvres existantes ainsi que sur des créations rassemblées sous les auspices des éléments qu’il explore : l’eau, l’air, le feu. Comme un trait d’union entre son Pendule et l’exposition, il accroche une œuvre à la grue Titan grise de la pointe de l’île de Nantes, qu’il soumet aux vents de l’estuaire. L’exposition est également l’occasion de montrer une riche collection de documents filmiques de l’artiste, notamment des films en Super 8 réalisés entre 1975 et 1989, inédits en France, montrant les expériences de l’artiste dans la nature, rencontres du modeste et du spectaculaire.
J’ai de même, après avoir travaillé avec elle sur plusieurs créations en extérieur, conçu en complicité avec la jeune peintre Elsa Tomkowiak une exposition personnelle de son travail au Château-Musée de Tournon-sur-Rhône en 2018.
Avec tous ces artistes, je continue à travailler, dessinant avec eux un double parcours dans le temps et l’espace.
Elsa Tomkowiak, 1800 / 16000 – Château-Musée de Tournon-sur-Rhône
C’est au geste de la plasticienne Elsa Tomkowiak qu’est confié l’ensemble du Château-Musée de Tournon-sur-Rhône. À l’architecture austère de l’édifice, l’artiste joue le contraste en y développant généreusement une véritable explosion de couleurs. Son médium principal, la peinture, ne s’applique pas classiquement sur la toile mais prend littéralement volume, conquiert les espaces qu’elle investit. C’est une peinture libre, déployée, affranchie de cadre qui a pour effet de provoquer une expérience sensorielle, véritablement physique, de la couleur. Ainsi, il s’agit bien plus d’une exposition à vivre que d’une exposition à voir.
L’exposition s’attache à la manière de percevoir un élément fondamental de ce qui nous entoure : la lumière et ses changements incessants. Le temps a un rôle majeur dans le travail d’Elsa Tomkowiak dans la manière qu’elle a d’appliquer sa peinture sur des matières légères et transparentes, à même de capter les effets de la lumière. Ainsi, selon l’heure du jour à laquelle le visiteur vivra l’exposition, sa perception sera sans cesse renouvelée : ici un reflet mural qui n’était pas visible une heure plus tôt, là un rouge dont la profondeur sera volée plus tard par un bleu. C’est d’ailleurs ce spectre lumineux qui donne à l’exposition son titre énigmatique : 1800 / 16000, c’est la température des couleurs mesurée en kelvins de la plus chaude à la plus froide. Parcourir le spectre, c’est l’expérience inédite à laquelle Elsa Tomkowiak nous convie.
L’image est une création pure de l’esprit.
Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.
(…)
Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutale ou fantastique – mais parce que l’association des idées est lointaine et juste.